Noctis – Chapitre 1

« Des cendres de notre civilisation est née une société divisée en sept Ordres pour l’accomplissement de chacun. Les continents ne sont plus. La face de la planète a été à jamais changée. Chaque vie est précieuse, chaque existence préserve l’humanité. C’est pour la pérennité de celle-ci que les citoyens sont tenus d’accomplir la destinée qui leur est indiquée en rejoignant l’Ordre pour lequel ils sont faits.

Ainsi, les patriciens regrouperont les notables des îles ainsi que les Consuls et leur famille. Les doctores s’emploieront à préserver la vie au travers de la médecine. La justice sera l’affaire des legators. Les militaires les plus hauts gradés et ceux qui se distingueront par leur bravoure seront affectés aux tribuns. Nos meilleurs artisans seront appelés les mains d’or. Civis désignera la population ordinaire. Enfin, ceux faits pour nous obéir et pour accomplir les tâches ingrates appartiendront à la plèbe. »

Extrait du discours d’investiture de Remus Alitraze, premier Haut-Consul du Nouveau Monde.


« L’État n’entend plus les ventres qui crient famine. Il ignore les pleurs et lamentations d’une population qui se meurt. C’est pour combattre l’injustice de l’Ordre nommé « La plèbe », et assurer la survie des gens qui y sont condamnés, que l’Ordre des Noctis est né. D’île en île, ce nouvel Ordre sauvera les plus démunis.

L’extinction nous menace alors que nous ne sommes qu’au matin de notre existence, et c’est pour l’éviter que nous devrons respecter quatre préceptes :

Ne plus jamais s’attacher.

Ne pas révéler l’emplacement du nid.

Faire le deuil de sa famille.

Accepter l’imminence de sa mort. »

Extrait du discours de la fondation de l’Ordre des Noctis par Lyandre Nevalile, dit Iota.


– CHAPITRE 1 –

     Je vais mourir. Ma cheville s’est fracassée dans un bruit sinistre lorsque je me suis réceptionnée. Au bas des colonnades de la superbe villa où j’ai pu dérober l’insuline et les seringues nécessaires à la petite May, je me recroqueville. Mon cœur palpite furieusement. Je pose les mains sur mon articulation, déjà enflée malgré mon organisme particulier, et lève les yeux au ciel.

     J’ai besoin d’un miracle. Besoin que ma vie ne s’arrête pas là. Besoin de me relever et de courir. Besoin que mes ligaments forts soutiennent mon articulation. Je n’arrive pas à accepter ma mort comme je le devrais. Mes doigts compriment ma cheville, dans l’espoir d’étrangler la douleur. Mon corps se raidit, les oreilles à l’affût du moindre bruit. Je devrais déclencher ma balise de secours. Je sais que le protecteur qui m’est attribué est là pour me retrouver en cas de problème, c’est l’un des rôles de leur division chez les Noctis.  

     Et mettre en danger Alpha alors qu’on va m’achever dès mon retour au repaire ? Non.

     Je n’ai pas envie que tout s’arrête. Je veux vivre, encore. Je veux voir à nouveau le ciel s’embraser. Je veux sentir l’odeur des sucettes de la Mère Fantin, celles que je chaparde dans sa jolie boutique pour les ramener aux enfants de la plèbe. Ils manquent tellement de tout, ces pauvres gosses. Notre monde est injuste.

     Je m’adosse à la colonne, la tête toujours relevée en direction du sommet du mur. La chute était vertigineuse, même pour un oiseau de nuit, la division des Noctis censée avoir un corps plus résistant. Soudain, quelques gouttes s’écrasent sur mon visage. Mordantes. Acides. Elles agressent le cuir de ma veste et la peau de mon visage. J’aurai certainement des cloques d’ici peu de temps. Mes mains quittent lentement ma cheville pour me protéger de l’averse polluée en plaçant sur mes yeux les lunettes de protection.

     Je dois trouver un abri.

     Les soirs d’intempéries, des sortes de chiens monstrueux et avides du sang, que l’on nomme dépeceurs, ne sont en liberté que lors des accalmies. Notre Consul, le dirigeant de cette île, doit sans doute considérer que la pluie suffit à neutraliser notre Ordre. Mais il se trompe, la nuit nous appartient. Nous sommes des silhouettes, des chimères, des humains qui n’en sont plus vraiment aux yeux des autres.

     Je rassemble mes forces pour me lever. Je vais devoir m’abriter. Mon corps tremble, j’ai l’impression que ma cheville va céder sous mon poids. Mes cheveux me collent au visage et viennent gêner ma vue. Mes doigts sont pratiquement ancrés dans le mur. Il est encore chaud de l’atmosphère exceptionnellement plombée de la journée, malgré la bruine qui s’amenuise.

     J’inspire, je dois poser mon pied. Faire en sorte que l’adrénaline puisse un peu me porter. Avec une lenteur insupportable, mon pied rencontre le sol détrempé. La semelle de ma chaussure est percée et l’eau imbibe ma chaussette. Je déteste cette sensation du coton humide contre ma peau. Un vif tiraillement me transperce, j’en ai un léger vertige. Brutalement, je me plie en deux sous l’effet de la douleur, mon talon vient de toucher le pavé. Je n’entends plus les gouttes tomber et ne les sens plus me brûler sur chaque parcelle de peau dénudée. Petit à petit, je retrouve un peu mon souffle, mon sac bien plaqué contre mon ventre. Il pèse lourd, je suis à la fin de ma mission.

     Tout à coup, une alarme trop connue retentit. Les dépeceurs. Ils vont être lâchés, envahir la ville. Ces monstres dévorent tout humain se trouvant sur leur passage. Je dois chercher un refuge. Je ne veux pas mourir. Pas tout de suite. Je ne me suis pas encore bien préparée. Je veux encore avoir quelques heures pour moi. Voir défiler ma vie, m’interroger sur mes choix.

     J’arrive à marcher à grand-peine, les yeux larmoyants. Je traîne des pieds, boîte aussi vite que je le peux vers un grand mur aux pierres apparentes rugueuses. Les aboiements se rapprochent, mon estomac se retourne de terreur. Je me hisse à la force des bras et de ma jambe valide. Me mettre en hauteur est une question de survie. Je dois me protéger de la pire arme que le gouvernement ait contre nous.

     Je grimpe avec une lenteur affligeante, les grognements me filent la chair de poule. Ce sont des monstres, des créatures imaginées et élevées par l’État pour tuer les personnes de mon Ordre. Je monte encore, maintenant c’est leurs griffes meurtrissant le pavé que j’entends. J’ai mal au ventre, autant qu’à la cheville.

     Je ne suis pas prête. Je ne peux pas mourir.

     J’ai si peur. Je me cramponne de toutes mes forces aux pierres. Les grognements se rapprochent, deviennent plus violents, plus avides de chairs fraîches. L’odeur bestiale qu’ils dégagent me donne envie de vomir. Ils s’agglutinent en dessous de moi. Si je lâche prise, tout sera fini. Alors, je puise dans cette force qui se trouve au-delà de la souffrance, là où mon corps perd toute conscience de mes os lacérés. Je me hisse et découvre un immense parc derrière le mur.

     Je descends un peu plus en douceur. Mais dès que j’atterris dans l’herbe tendre, une onde de douleur part de ma cheville tandis qu’une nouvelle alarme se déclenche, tout aussi assourdissante que l’autre.

     — Un intrus est dans l’enceinte. Confinez-vous. Un intrus est dans l’enceinte…

     Cette phrase robotique tourne en boucle. Je ne pense plus à rien et cours. Malgré ma cheville. Malgré cette sensation que mon articulation devient de la lave en fusion. Ma vie en dépend trop pour que je laisse les gardes me cueillir. D’immenses projecteurs s’allument un à un, m’éblouissent. Je me jette dans les fourrés, tout en prenant le temps de remercier mentalement le système de sauvegarde des végétaux qui permet à ce jardin d’être luxuriant. À travers les branchages, mes yeux s’écarquillent. Je reconnais la façade du palais de notre Consul. Mon cœur rate un battement, mes oreilles bourdonnent.

     Dans quel pétrin je me suis fourrée ?

     J’entends des voix, me ratatine un peu plus. Mes membres sont secoués de spasmes quand je vois deux paires de sandales s’arrêter à côté de moi.

     La garde consulaire… Ils n’auront aucune pitié pour moi.

     — Il faut passer le parc au peigne fin ! Si ça ne suffit pas, nous lâcherons les dépeceurs !

     Les dépeceurs. Je me retourne, soudain le mur que j’ai franchi me semble bien loin. Mes paupières se ferment un instant, il faut pourtant trouver une solution. Ils s’éloignent, je m’autorise une inspiration qui amène une idée.

     Non, n’y pense même pas…

     Je crois que je n’ai pas vraiment le choix. Mon regard se porte vers le superbe palais du Consul. Rapidement, j’analyse sa façade inspirée d’un peuple antique : les Romains. Une civilisation dont nous parlons à l’école tant elle inspire notre monde. Heureusement pour moi, ils avaient le goût pour les encadrements en relief. Elle offre quelques prises qui permettent de l’escalader. Et, surtout, un espoir. Une chance incroyable : l’une des fenêtres est ouverte. Je retiens mon souffle. D’ordinaire, personne ne s’amuse à ouvrir les vitres antieffraction la nuit. Non, c’est bien trop risqué. Mais là, j’ai une opportunité. Le destin qui me tend les bras et me hurle un espoir de survivre.

     J’écoute attentivement, il n’y a plus de bruit de pas. Les gardes ont dû se retirer pour laisser la place aux dépeceurs. Personne ne semble observer le jardin depuis le palais. Je n’ai que quelques secondes pour agir. C’est le moment d’y aller. Je dois y arriver, trouver une cachette. Je vais pouvoir reposer ma cheville, hors de portée des dépeceurs.

     Qui penserait à fouiller le palais ? Qui imaginerait que quelqu’un puisse y pénétrer ? C’est de la folie ! Quitte ou double. L’envie de vivre qui va me porter sur ces derniers mètres. C’est peut-être grâce à elle que je ne vais pas mourir.

     Accepter l’imminence de sa mort.

     Non. Je suis trop jeune. Je n’ai encore rien vu de ma vie et j’ai trop de rêves à réaliser pour accepter la quatrième règle des Noctis.

     Je sors du buisson et cours, boiteuse. Mes appuis sont moins assurés. Pourtant, je ne faiblis pas, pour m’en sortir. Ne serait-ce que pour apporter l’insuline à May. Je ne m’écoute plus respirer, mon propre souffle chaotique m’effraie. De nouveau, j’escalade. La pluie a rendu glissante la façade ouvragée du palais. Mais je m’accroche. Je dois avoir foi en moi, me faire confiance. Aller au-delà de la peur et de la souffrance.

     J’atteins le premier étage, soupire de soulagement quand je m’assois sur l’appui de fenêtre avant de pénétrer dans une chambre seulement éclairée par les spots extérieurs et la lueur lointaine des lampadaires dans la rue. Mon ombre longiligne s’étire sur toute la longueur de la pièce. Je perçois un léger souffle, presque un petit ronflement.

     Comment peut-on dormir après un tel raffut ?

      Je me plaque au mur, comme si ça pouvait me rendre invisible. Sous mes doigts, je sens les éclats d’une mosaïque. Mes yeux détaillent l’endormi. C’est un homme relativement jeune. Il est soigneusement rasé, avec des cheveux noirs qui forment des ondulations angéliques autour de son visage aux traits fins.

     Caeso. Le fils du Consul.

     Je l’ai déjà vu dans des magazines, au cirque et à la télévision. Je suis paralysée et, sans prévenir, mon élancement revient tirailler mon os meurtri. La douleur me déstabilise et je perds l’équilibre. Ma cheville finit par céder, je sens l’articulation me lâcher. Je fais du vacarme en tombant, moi qui suis censée être aussi discrète qu’un chat…

     Mon cœur bat rapidement, mes oreilles sont à l’affût du moindre bruit. Je crains d’avoir réveillé Caeso ou alerté la garde. Un coup d’œil furtif, il dort encore. Le soulagement apaise mon rythme cardiaque pour quelques secondes.

     Mes mains commencent à cloquer. Je les fixe, fascinée par ces petites bulles de chairs qui se forment sous la crasse de mes doigts.

     Je voudrais pleurer, crier ma douleur. Ma peau me fait un mal de chien. Ma mâchoire se crispe, comme lors de ma réception ratée. J’ai glissé sur la rambarde, maudite pluie ! Je me roule en boule, sur un tapis qui doit coûter une vraie fortune.

     Dehors, les spots s’éteignent les uns après les autres. Les dépeceurs aboient, grognent. On ne viendra pas me chercher ici. Je souris presque. Dès que la ville aura retrouvé son calme, je pourrai rentrer au nid. Peut-être qu’Alpha – mon protecteur –, ou la doctores de notre Ordre, arrivera à me guérir. Il le faut, je ne veux pas mourir…

     Ma pensée est interrompue par un bruit terrifiant. Le bruit d’un cran de sécurité retiré sur une arme à feu. Je lève la tête, les lèvres tremblantes et la nausée brutale. Caeso me braque avec un pistolet.

     Je vais mourir.

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